Dans Conversations

Mercedes ERRA: Femme de l’être

Je retrouve Mercedes Erra un après-midi de mai, au cœur du nouveau siège de BETC à Pantin, pour une conversation où il a peu été question de pub mais beaucoup d’engagement, d’énergie, de volonté, de passion. Les heures filent et je réalise à quel point cette parole vive et précise est aussi rare. Mercedes Erra est une travailleuse acharnée. Fondatrice de BETC et Présidente d’Havas Worldwide, militante engagée pour les droits humains, cette success woman, mère de cinq enfants, veut tout, mais puissance 10. Si elle confie volontiers aimer le pouvoir, elle refuse pour autant les signes extérieurs qui l’accompagnent. Mercedes Erra est une femme habitée par la passion de faire et par ses combats pour les autres.

Bonjour Mercedes. Il est 15h00 et nous sommes chez vous, chez BETC. A quoi ressemblent vos journées ?

Je me lève chaque jour vers 5h du matin, pour pouvoir être un peu chez moi. Comme je rentre tard, je n’ai plus le temps de faire quoi que ce soit. En me levant tôt, je peux répondre aux mails par exemple. Mes journées ne se ressemblent pas, elles dépendent des rendez-vous. Je dirige beaucoup des structures créées autour de BETC. Je peux rester à Paris et enchaîner les réunions ou venir à Pantin. Je n’ai pas de bureau depuis dix ans. Je travaille n’importe où, il me faut juste un endroit calme, sans agitation. Les taxis sont parfaits pour ça.

Remontons un peu le temps. Où êtes-vous née, où avez-vous grandi ?

Je suis née à côté de Barcelone où j’ai vécu jusqu’à l’âge de 6 ans. Puis, mes parents ont immigré en France. Quand on arrive à cet âge-là, on garde toujours les deux pays en tête. En Espagne, nous faisions partie de la bourgeoisie moyenne. En arrivant en France, mes parents ont subi un changement de classe assez difficile à vivre.

Mon arrivée en France fut dure. J’ai arrêté de parler pendant 6 mois. J’ai appris le français en écoutant France Inter. Quand j’ai recommencé, je parlais mieux que les enfants de ma classe.

Vous ne parliez pas un mot de français. Comment la petite fille de 6 ans a vécu cette période ?

En Espagne, nous étions raffinés. On s’occupait bien des enfants. Ma mère et moi trouvions qu’ici les petites filles s’habillaient comme leurs grand-mères ! Ce fut dur, les enfants sont durs. Et puis je m’appelais Mercedes… J’ai arrêté de parler pendant 6 mois. J’ai appris le français en écoutant France Inter. Quand j’ai recommencé, je parlais mieux que les enfants de ma classe.

L’immigration est-elle une chance ?

Bien sûr ! Nous ne voyions que les aspects positifs. L’école et l’hôpital étaient gratuits. On se disait qu’on avait beaucoup de chance. Mes parents étaient choqués par le fait que les français soient toujours aussi fatigués.

Cette volonté chevillée au corps, d’où vient-elle ?

J’ai toujours été très volontaire. C’est dans ma nature. Mon père l’était aussi. Ma mère était plus une « femme enfant ». Elle était très intelligente, elle travaillait à la maison tout en détestant les tâches domestiques. Elle n’était pas conventionnelle du tout malgré son statut au foyer. Elle me laissait faire ce que je voulais. Quand j’étudiais, elle se mettait à chanter et c’est moi qui devait lui dire de me laisser travailler. C’était un peu le monde à l’envers! J’ai hérité de cette fantaisie.

Quelles études avez-vous faites ?

J’en ai fait beaucoup ! D’abord un professorat de lettres, Hypokhâgne, Khâgne, et un CAPES. Je voulais travailler vite et gagner ma vie. Rien n’était plus beau à mes yeux que le Français. Et puis, pendant l’été, j’ai vu qu’un concours HEC était ouvert. Je l’ai passé, ne pensant absolument pas être prise, et j’ai réussi.

« Les lettres obligent à ordonner sa pensée, à créer du sens. Dans mon travail, il m’a souvent semblé être plus claire et plus rigoureuse que certains polytechniciens ! »

Vos études littéraires vous accompagnent toujours ?

Absolument. Pour moi, le marketing est avant tout une science humaine. Et dans cette pratique, les mots, les lettres, obligent à ordonner sa pensée, à créer du sens. Dans mon travail, il m’a souvent semblé être plus claire et plus rigoureuse que certains polytechniciens !

Et HEC ?

Mes études de lettres étaient très présentes durant mes années HEC. C’est une école où les élèves arrivaient à bien compiler les maths et les lettres. J’y ai découvert une part de pensée américaine, celle du « tout est possible ». Lorsque vous étudiez les lettres, on vous rabaisse constamment. HEC m’a apporté cet équilibre. Quand je recrute aujourd’hui, je me fiche un peu de l’école ou du pedigree du candidat, pour peu que la culture et la curiosité soient là.

Parlez-nous de vos premiers jobs ?  

J’ai vite été douée en marketing. J’ai fait un stage dans la pub et j’ai eu le coup de foudre. Ca combinait tout ce que j’aimais : les mots, le sens, mais aussi le besoin de convaincre. Il y avait de l’activité, de la pensée, et de la pensée en action ! Ca m’est apparu comme une évidence. Je suis rentrée chez Dupuy-Compton qui est devenu Dupuy-Saatchi puis Saatchi & Saatchi. J’étais très studieuse, très bosseuse, mais aussi impertinente et militante. Je prenais tous les budgets dont personne ne voulait, tout ce qui me passait sous le nez. J’y suis restée 14 ans et suis devenue Directrice Générale de l’agence.

 J’ai dû dire que j’étais douée avant d’être travailleuse pour qu’on m’enlève l’étiquette de la fille laborieuse qu’adorent vous coller les hommes. Quand on est une femme, il faut sans cesse faire valoir qui l’on est.

Dans votre ascension professionnelle, être une femme a-t-il été un frein ?

Oui, et contre lequel il a fallu lutter constamment. Je n’ai cessé de grimper mais en faisant toujours valoir mon talent, mes idées, ma force d’entrainement. Au début de ma carrière, on voulait me mettre dans des avions. Puis, on m’a dit : tu vas t’occuper de l’organisation. J’ai dû dire que j’étais douée avant d’être travailleuse pour qu’on m’enlève l’étiquette de la fille laborieuse qu’adorent vous coller les hommes. Il faut faire valoir qui l’on est.

Etiez-vous moins payée que vos associés ?

Bien sûr. On m’a longtemps caché qu’ils s’octroyaient des bonus et se distribuaient des actions par exemple. J’avais le même salaire, mais les bonus, j’ai mis un certain temps à m’en rendre compte. Je leur ai dit que c’était scandaleux ! Je n’ai rien lâché et j’ai obtenu compensation. Même si la période et la valeur de mes actions avaient changé ! (rires).

Il faudrait donc toujours se battre ?

Oui, c’est le conseil que je donne aux femmes qui font carrière. Etre vigilantes, toujours. Demander à voir les choses, ne faire confiance à personne. Il faut mettre toutes les chances de son côté.

Et jouer des coudes ?

Aussi. L’exemple est flagrant dans les médias. Moi qui suis très à l’aise à l’oral, je me suis déjà trouvée face à des hommes qui vous empêchent tout simplement de vous exprimer. Je me souviens d’une émission où je m’étais rendue avec Valérie Pécresse, alors Ministre de l’Enseignement Supérieur et nous n’avons pas pu prendre la parole ! Aujourd’hui, lorsque les choses se passent comme ça, je quitte les plateaux car j’estime qu’on me fait perdre mon temps.

 Soyons clairs : j’ai une vie beaucoup plus fatigante que les autres hommes de ma génération qui sont patrons et ne font strictement rien d’autre que leur job.

Les choses n’ont donc pas changé ?

C’est long. Je pense qu’il faut agir au quotidien, redonner de l’importance au travail des femmes et surtout au travail extérieur. Qu’elles arrêtent aussi de culpabiliser de ne pas être assez à la maison. Les refus de carrières des femmes sont liés à cette culpabilité-là. Elles passent leur vie à se demander si elles ont le droit de réussir. Soyons clairs : j’ai une vie beaucoup plus fatigante que les autres hommes de ma génération qui sont patrons et ne font strictement rien d’autre que leur job.

On sait que vous menez de front une carrière brillante et avez élevé 5 enfants. Je me pose une question simple : comment cela arrive-t-il ? Est-ce qu’il ne faut pas une bonne dose d’inconscience pour y aller comme ça, sans se poser de questions ?

Oui, surement ! Au début, je n’étais pas du tout là-dedans. Je me demandais si je n’étais pas née 50 ans en avance. Je ne comprenais pas ce qu’on me racontait sur les femmes. J’ai toujours trouvé le travail très épanouissant et je ne voyais pas pourquoi le fait d’être une femme m’empêcherait d’avoir une carrière. J’ai eu de la chance de ne pas percevoir ça. Mais j’ai connu aussi de grosses fatigues et des inquiétudes, surtout par rapport aux enfants.

Vous avez pourtant souvent dit vous partager les tâches avec votre compagnon.

Mais pas du tout (rires) ! Il ne sait toujours pas remplir une feuille de sécu ! Les femmes travaillent énormément, bien plus que les hommes, c’est fou. En revanche, mon compagnon n’a jamais eu de jalousie vis à vis de ma carrière, alors que j’ai rencontré beaucoup d’hommes qui étaient jaloux de leur femme dès lors qu’elle se mettait à avoir du pouvoir.

Il m’arrive d’assister à des dîners avec des hommes de pouvoir de ma génération où je suis exclusivement entourée de mannequins ! C’est une vision peu flatteuse de ce que sont les femmes aux yeux des hommes.

Parlez-nous des attributs du pouvoir.

J’ai toujours détesté ça. Je trouve que bien souvent les gens se prennent trop au sérieux. Moi, j’ai toujours eu le sentiment de m’amuser en travaillant. Il y a une comédie, une mise en scène très masculine autour du pouvoir. Même si j’adore le leadership, je n’aime pas ces fausses hiérarchies qui se mettent en place parfois. Je fais mes cafés, je n’ai pas de chauffeur. J’ai su cultiver ma fantaisie, mon originalité. Quelque chose de singulier, de non conventionnel, là où les hommes sont dans la représentation permanente.  Il m’arrive d’assister à des dîners avec des hommes de pouvoir de ma génération, où je suis exclusivement entourée de mannequins ! C’est une vision peu flatteuse de ce que sont les femmes aux yeux des hommes.

Cela vous agace?

Je ne suis pas en colère, je n’en veux pas à l’histoire, mais j’ai un faible pour les femmes. Chez BETC, c’est du 50/50 partout et à tous les échelons.  Ceux qui disent que c’est impossible, c’est du vent. Nous sommes la meilleure agence française et c’est grâce à cette mixité, car les hommes et les femmes se régulent. Il faudrait qu’au sein du Ministère des Droits des Femmes, on vérifie la parité dans chaque entreprise avant d’accorder des aides. Ah mais j’oubliais, il a été remplacé par un secrétariat d’Etat et je trouve cela dommage…

 Pour moi, les femmes sont des êtres dominés depuis toujours et on leur cache cette réalité anthropologique : elles produisent 70% du travail mondial, pour 10% des salaires.

Les droits des femmes donc, encore et toujours ?

En France, combien y a-t-il de patronnes du CAC 40 ? Dans le gouvernement Macron, combien de ministères régaliens dirigés par des femmes ? Et 4 directrices de cabinets sur 30… J’ai fait un TED Talk un jour, où je disais que je suis devenue féministe à 6 ans. Pour moi les femmes sont des êtres dominés depuis toujours et on leur cache cette réalité anthropologique : elles produisent 70% du travail mondial, pour 10% des salaires. Ces 70% sont la preuve qu’elles ne passent pas leur vie qu’à l’intérieur. On a tout de même persisté à nous faire croire qu’elles ne s’occupaient que du domicile. Depuis toujours les femmes travaillent à l’extérieur bien plus que les hommes. Et démarrent une seconde journée une fois rentrées.

Vos combats sont humains, toujours, et avant tout ?

Oui. Je suis vice-présidente de la délégation française de l’Unesco. La condition des femmes se dégrade partout. On revient en arrière. Il y a des historiens avec lesquels on s’oppose, car ils pensent qu’il faut avant tout considérer la culture et l’histoire, alors que selon moi, il n’y a qu’une chose à considérer : les droits humains.

Que vous reste-t-il à apprendre ?

Des tas de choses ! Je veux toujours être meilleure, faire des choses où je me sens meilleure. Et quand je ne connais pas, j’apprends. Je ne veux passer à côté de rien.

Lire le Small Talk

Interview réalisée par Marianne Ripp
Photographies de Marion Leflour

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  1. Small Talks: Mercedes ERRA | all about women
    6 années ago

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